Traces indélébiles

Med Jay

Kalât Ourrech est l’un des nombreux petits hameaux  dispersés sur les collines, les vallons et les cuvettes qui constituent la physionomie de la fameuse tribu qu’on appelle El jaya. Un énorme tas de boue et de rocaille portant le nom d’une femme. La tribu est prise en sandwich  entre l’oued Aoulay à l’ouest, Ourgha au sud et Amzaz à l’est. Trois grands cours d’eau qui délimitent nettement ses frontières avec les tribus avoisinantes et qui font d’elle une tribu enclavée  et coupée du reste du monde. D’ailleurs Sidi Abderhmane Almijdoub, le derviche tourneur et poète improvisateur   qui psalmodiait ses maximes à qui voulait l’entendre avait raison de la comparer à une prison à ciel ouvert. C’est dans cette tribu que se trouve un douar appelé Kalât Ourrech. Un douar à peine accessible aux ânes et au mulets, posé comme un nid d’aigle sur le haut d’une montagne aux versants abruptes et escarpés. Pendant les années soixante , à l’époque des grandes pluies, l’Ourgha devenait infranchissable et ses crues rendaient impossible sa traversée par les habitants d’ El jaya  qui ne pouvaient alors atteindre l’autre rive , en bas de l’immense djebel de Slass où  passe la route goudronnée datant du protectorat et reliant la ville de  Fès à Ourtzagh , puis  à Ghafsaï et où se trouvaient quelques rares et misérables  boutiques , mais contenant l’essentiel pour ces pauvres paysans qui se contentaient  du strict nécessaire comme provisions de la semaine : un pain de sucre (de forme conique, enroulé dans un papier bleu encre retenu par une ficelle en jute dans le sens longitudinale et portant une étiquette rouge collée au milieu et représentant un tigre asiatique servant de label de qualité) un paquet de thé  “La caravane”ou “Nmili”, une boîte d’allumettes ” Le Lion” ou ” Le cheval ” et enfin l’indispensable gaz pour la petite lampe à pétrole. Cette merveilleuse petite lampe magique d’Aladin capable d’éclairer les longues nuits d’hiver qui s’abattaient sur la montagne, comme si elles la prenaient d’assaut, épaisses noires et pluvieuses.

 Le marabout de Kalât Ourrech s’appelle Sidi Mhamed Chrif. Il repose dans  un petit bois à l’extrémité du douar qui porte son nom puisqu’on l’appelle ” la forêt du marabout” et qui est aussi le cimetière où les habitants de Kalât Ourrech enterrent leurs morts. Sidi Mhamed Chrif n’a pas de koubba à l’instar de Moulay Hssaïn ou de Moulay Abderhmane, deux autres marabouts (deux frères selon la légende qui courait à leur sujet), l’un au douar Snoubar (le pin), l’autre au douar Zaouïa( confrérie). Un simple bâtiment en terre pisée blanchie à la chaux vive et composée d’une chambre abritant le tombeau du saint et d’une petite antichambre servant à la fois  de cuisine à l’occasion d’une festivité quelconque à son honneur, mais aussi d’abri contre les intempéries pour les mendiants, les vagabonds et les sans-abri de tout bord, de passage dans les parages. Devant la vieille porte en ancien bois vermoulu du marabout, se dresse un arbre dix fois centenaire. C’est un genévrier, lui aussi objet de culte, puisque, selon la légende, il pousse sur la fosse abritant le cheval de Sidi Mhamed Chrif  qui, de son vivant, lui servait de monture.

C’est à Kalât Ourrech que naquit  Si Hmidou, un jour de fête. La fête du Miloud qui célèbre chaque année la naissance du prophète, et qui est aussi la fête des circoncisions, puisque, la coutume veut que les circoncisions se fassent pendant la première semaine du Miloud. Sinon, des sessions de rattrapage sont prévues pour cela. Si Belhachmi, le barbier de la tribu est un patriarche tout terrain : A la fois raseur de têtes, arracheur de dents, laveurs de morts et coupeur de prépuces de zizis aux petits enfants encore non circoncis. La veille du Miloud, Si Belhachmi prépare ses instruments. D’abord les indispensables ciseaux en métal gris et froid. En plus des ciseaux, si Belhachmi prépare un scalpel, un polissoir et une paire de suçoirs servant à pomper le sang de ses nombreux clients souffrant d’une migraine chronique. Si Belhachmi était aussi un brillant guérisseur spécialiste des maux de tête. Pour  soigner les migraines chroniques de ses clients, le guérisseur emploie un technique simple : il commence d’abord par raser les cheveux de ses clients à l’endroit de la région occipitale située exactement à quelques centimètres au-dessus de la nuque et où le guérisseur pratique quelques incisions dans le cuir chevelu. Puis, à l’aide de deux suçoirs qui fonctionnent comme un système de ventouse, il se mett à sucer le sang de ses malades comme un vampire.

 Une fois ce matériel de chirurgie prêt, Si Belhachmi le met dans une vielle sacoche en doum tressé qu’il enfouit dans l’une des deux pochettes de son bissac, prend son dîné, et s’en va rejoindre sa couche pour dormir. Le lendemain, il se réveille au chant du coq. Il fait ses ablutions, puis sa prière de l’aube. Il prend ensuite son petit déjeuner fait de l’habituel  pain d’orge trempé dans l’huile d’olive et mangé accompagné d’un ou deux verres de thé à la menthe, puis regagne l’écurie  afin de préparer sa monture : une vieille ânesse  couleur gris souris que le vieux barbier avait achetée  au prix fort et qu’il monte toujours à califourchon, un pied d’un côté, un pied de l’autre. Sur le dos de l’ânesse, il commence d’abord par mettre un morceau d’une vielle couverture sale,  pliée en deux et servant de dessous de bât isolant ainsi le frottement direct de celui-ci avec la peau dorsale de la bête. Sur le morceau de couverture sale et sordide, il pose le bât qu’il serre avec une sangle. Sur le bât, Si Belhachmi met le bissac qu’il attache soigneusement  à l’ensemble avec une corde de manière à éviter tout glissement éventuel pendant les pentes et les descentes. Une fois prêt, si Belhachmi prend congé de sa femme et de ses enfants avant d’entamer la pente, poussant son ânesse devant lui, sur le chemin de la grande place  où se trouve le mausolée de Moulay Abderrahmane, et  où  tient lieu la fête du Mouloud qui est aussi la fête  des circoncisions.

 Durant cette journée du Miloud commémorant la naissance du prophète, si Belhachmi travaille comme un forcenée et  passe une journée marathon dans l’exercice de sa passion préférée qu’il fait avec beaucoup d’amour et qui consiste à couper le prépuce de leur zizi aux petits enfants, aidé dans sa terrible tâche par un Chrif fils de Moulay Abderhmane, comme lui descendant du prophète, le Chrif lui-même secondé par un autre Chrif, dans une espèce de travail à la chaîne. Le Chrif arrache l’enfant déculotté et vêtu seulement d’une gabardine immaculée à son père ou à l’un de ses proches parents, et le passe illico à l’autre qui, le saisissant au vol, s’empresse en même temps de le livrer à son bourreau, les jambes bien écartées et la petite queue en l’air. Et cela tout au long de la journée dans un travail non stop.  Tout dépend alors de la main tremblante du vieux chirurgien pénien. Une erreur de manipulation ou d’ajustement et c’est le drame. Les ciseaux en métal froid non stérilisés glissent sur le prépuce pour aller mordre profondément dans la chair ferme, un peu bleutée, un peu violette du gland. Tant pis alors pour le petit Si Hmidou si cela lui arrive. Il peut pousser les cris de la fin du monde. Il peut hurler de douleur autant qu’il veut et à qui veut l’entendre. Ses hurlements sont vite happés par les cris de la foule des chorfas et des talebs  qui beuglaient en chœur et à tue-tête des chants mélodieux, avec l’intention de créer des bruits parasites servant à couvrir les hurlements des victimes, mais en même temps, ces chants sont envoyés à l’adresse de Moulay Abderhmane Chrif comme des SOS secours implorant le saint d’avoir constamment l’œil sur ces enfants et de protéger leur petits zizis en guidant la main du vieux coiffeur circonciseur.

  Si Hmidou est né pendant la deuxième guerre mondiale, en 49 très probablement d’un père lettré et d’une mère ne sachant ni lire ni compter. Sur un bout de papier découpé dans une boîte d’allumettes”Le lion” ayant déjà servi, le père lettré de Si Hmidou a pris soin de consigner uniquement l’année de naissance de son fils, laissant le jour et le mois aux oubliettes. Le père lettré de Si Hmidou faisait office à la fois d’un Imam de la mosquée qui présidait les cinq prières quotidienne et de maître de l’école coranique  où il dispensait l’enseignement  du coran à une dizaine de marmots du douar. Le maître dictait de mémoire le texte sacré à ses apprenants selon une pédagogie mnémotechnique très courantes dans toutes les écoles coraniques de l’époque. Le maître dictait le texte aux apprenants, à tour de rôle et selon le niveau de chacun d’eux, puisque l’école était hétérogène et réunissait des é lèves de niveaux différents et toutes classes d’âge confondues. Les paroles du maître sont notées par les apprenants sur des tablettes  au moyen d’une plume en roseau  au bout pointu qu’ils confectionnaient eux-mêmes. Pour que le maître ne perde pas le fil de ces  récits enchevêtrés, il fallait, à chaque fois le mettre dans le contexte. Pour se faire, chaque élève  devait lire à voix haute la dernière phrase de son texte, laissant le maître alors donner la suite. Une fois cette prise de notes à partir de l’oral est terminée, commençait alors le deuxième moment de la leçon. Les élèves devaient  lire, en chœur et à haute voix, chacun sur sa tablette, ce qu’ils venaient de noter de la bouche de leur maître, en dandinant de leurs têtes en avant puis en arrière, chacun à son rythme dans une mélopée générale, comme si cela les aidait à la concentration. Ils devaient déclamer, en chœur et à haute voix des textes différents. Un enchevêtrement de textes et de cris ponctués par des coups de poing sur les tablettes. Pour ne pas se faire mal, certains cognaient au moyen d’un pilon en  forme de banane fabriqué en bois de l’olivier sauvage. Cogner fort sur les tablettes en se dandinant en avant et en arrière tout en psalmodiant à haute voix  selon une mélodie et un accent bien rythmé, cela les aidait à la mémorisation. Une technique pédagogique frisant la trance  et exprimant l’énervement et la révolte de ces étudiants contre les textes rebelles et qui résistaient à la fixation dans la mémoire. La psychanalyse de  Freud y verrait une manière inconsciente de cogner sur le maître qui représentait la figure du père. En d’autres termes, en cognant fort sur les tablettes ces enfants exprimaient leur désir inconscient de se débarrasser de leur maître en le tuant à force de lui asséner des coups. Plus ils pilonnaient sur leurs tablettes avec le bout de bois en forme de banane, plus ils criaient et dandinaient du buste et de la tête, tantôt en avant, tantôt en arrière, dans une sorte de balancement qui va rythmé avec le chant et les coups sur les tablettes. Une vraie thérapeutique utilisée comme mécanisme de défense par ces derniers contre  des textes rebelles et difficiles  Le père lettré a  voulu à tout prix donner à son fils le prénom de Si Hmidou, en mémoire de son défunt  père  qui lui aussi s’appelait Si Hmidou. Sachant que le père de Si Hmidou , petit-fils de Si Hmidou s’appelle Si Abdeslam , cela donne Si Hmidou ben Si Abdeslam ben Si Hmidou ben Si Lahcen et ainsi de suite jusqu’à Sidna Adam. Si Hmidou est né d’un mariage consanguin, ce qui explique sa tendance à casser la logique et ses comportements un peu zinzins, et parfois hors normes. D’ailleurs, l’histoire personnelle de Si Hmidou indique l’existence dans la lignée généalogique de son ascendance, d’un ancêtre lointain complètement maboul. L’ancêtre s’appelait Moulay Ali Zennidou. On raconte que ses contemporains l’avaient surnommé Zennidou à cause de sa forme boulotte, mais aussi  et surtout à cause des ses accoutrements inédits et pas possibles pour un homme saint d’esprit. Moulay Ali Zennidou avait pour manie de suspendre sur ses haillons tout un bazar fait de petits chiffons, gris-gris, mini baluchons  et tant d’autres objets non identifiés, le tout faisant de lui comme un épouvantail humain , et cela à la grande joie des gamins et des polissons du douar, lesquels éprouvent un malin plaisir à huer la vedette du désordre et du déséquilibre mental, l’homme- baluchon et totem vivant, à qui ses contemporains attribuaient des pouvoirs surnaturels pouvant détruire ses adversaires. Mais les polissons du douar ont-ils jamais voulu entendre ?

 -Zennidou, hou  hou,  Zennidou,  hou, hou, criaient-ils à l’unisson à l’adresse du marabout.

 Mais, le marabout ne réagissait pas aux provocations des polissons. Il continuait son bonhomme de chemin, vers la mosquée du douar ou vers le  sanctuaire de Sidi Mohamed Chrif, ces maisons de  Dieu, comme on les appelle où Moulay Ali avait élu domicile. Mais il y a des fois ou le marabout  devenait volcanique, surtout quand ces malappris lançaient sur lui des jets de pierres. Le marabout devint alors fou de rage. Il se vautrait par terre comme un enfant et de sa bouche édentée écumant la salive, il criait des injures faites de mots salasses et grossiers tels la queue, le cul, les couilles et d’autres mots encore appartenant au même champ lexical :

–  Que dieu maudisse la race de votre mère, bande de bâtards, hurlai-il en fulminant de colère, Si j’attrape quelqu’un, je lui arrache les couilles, bande  de bergers et fils du satan.

 Excités, les enfants envoyaient de plus belle les cailloux et les injures:

 – Zennidou, Zennidou , hou hou,  Zennidou, Zennidou, hou hou

Molay Ali essayait de courir derrière les enfants, mais, comme l’albatros de Beaudelaire, ses haillons l’empêchaient de marcher.

Exténué, le marabout se dépêchait vers le sanctuaire au milieu de la forêt .Il ne se plaignait jamais de son sort à Sidi Mhamed Chrif. En effet, Moulay Ali n’a jamais voulu se servir de ses pouvoirs  pour détruire ces enfants. Après tout, ce ne sont que des enfants, se disait-il, une fois son calme retrouvé. Que dieu leur pardonne, se disait Moulay Ali Zennidou. Il se disait toujours comme ça, toujours, jusqu’à sa mort, survenue une semaine seulement après la mort de Si Belhachmi. Et ce fut alors la fin de  deux illustres personnages qui avaient peuplé l’imaginaire de tous les enfants de Kallât Ourrech et des douars avoisinants, à l’époque de la lampe à pétrole et des boîtes d’allumettes.

                                                        

                                                                            El Jay Mohamed

                                                                 (Extrait –  Taounate 1993)

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